Publié le 20 septembre 2017

Un troisième paradigme de santé

Productivisme agricole, élevage intensif, pollution de l’air aux particules fines : la santé environnementale redistribue assez largement les rôles et les places du débat démocratique sur la santé en exigeant que les enjeux en soient inscrits dans un cadre délibératif plus large et souvent plus systémique.

Dans nos représentations collectives, l’objet principal des politiques de santé publique, c’est le soin. Pour beaucoup, une bonne politique de santé publique consiste principalement à promouvoir les avancées thérapeutiques de la médecine et à étendre la prise en charge des patients. Et, de fait, en progressant dans ces deux directions, notre système a permis au cours du siècle écoulé une amélioration générale de la santé sans précédent dans notre histoire.

Les progrès de la médecine ont fait reculer la maladie, la souffrance et même la mort comme jamais. Par ailleurs, nos dispositifs de solidarité ont permis de solvabiliser la demande de santé et d’ouvrir largement l’accès aux soins. Certes, le paysage s’est quelque peu assombri avec le ralentissement des découvertes médicales après les grands succès de la lutte contre les maladies infectieuses, le développement des maladies chroniques, des affections de longue durée, des difficultés spécifiques liées au grand âge… mais, dans l’ensemble, les résultats restent spectaculaires.

Parallèlement à ce mouvement, l’amélioration de l’état de santé général de la population a toujours également reposé sur des efforts de prévention. Ceux-ci ont pu passer par des campagnes de vaccination ou encore par des interdictions réglementaires (par exemple l’interdiction de la consommation de certains biens par les mineurs). Mais ils ont aussi sollicité la responsabilité individuelle. Depuis les tout débuts de la tradition hygiéniste, l’accent a ainsi toujours été mis sur l’éducation aux gestes de santé et aux comportements responsables, au prix parfois d’une grande normativité.

Plus récemment, l’éducation aux bonnes pratiques s’est développée en matière alimentaire pour freiner la progression des maladies cardiovasculaires, du diabète ou de l’obésité. Ces politiques reposent largement sur l’idéal – souvent théorique – d’un consommateur rationnel et autodéterminé mais elles créent aussi de nouvelles attentes vis-à-vis des acteurs de santé : mieux informés, plus actifs, les patients revendiquent des droits et demandent des comptes.

La santé environnementale, c’est-à-dire ce vaste champ d’études qui explore les effets du contexte de vie des individus sur leur santé, qu’il s’agisse de leur environnement écologique et domestique, de leur alimentation ou encore de leurs conditions de travail, fait émerger un troisième paradigme de santé publique caractérisé notamment par des risques qui ne peuvent plus être simplement jugulés par de « bons comportements » individuels, ni entièrement conjurés par la puissance thérapeutique de la médecine.

Naturellement, ce troisième champ n’écrase pas les deux précédents : il s’y ajoute. Il est évident qu’il faut continuer à soigner et à investir à la fois dans le progrès thérapeutique et dans l’accès aux soins. Et il n’est pas moins évident qu’il faut encore et toujours éduquer les populations aux bons comportements, même si la culpabilisation s’est souvent révélée une stratégie de courte vue. Mais il faut aussi désormais tenir le plus grand compte des risques sanitaires face auxquels l’action thérapeutique et l’exigence individuelle sont d’un faible secours, et dont la présence dans la conscience collective grandit à mesure que nos connaissances progressent.

 

Le bon comportement n’est plus seulement celui qui protège du mal, mais celui qui évite de mal faire et de faire mal, par exemple en utilisant sa voiture lorsqu’on n’en a pas besoin

 

Ce nouveau monde de la santé appelle surtout de nouveaux modes d’action. La prophylaxie en matière de santé environnementale doit en effet s’appuyer sur des arbitrages qui dépassent largement le colloque singulier du médecin et du patient et qui excèdent également le tête-à-tête de l’Etat éducateur avec un individu supposé rationnel et responsable. On ne se protègera efficacement contre la pollution de l’air aux particules fines ni en avalant des médicaments, ni même en enfilant un masque antipollution comme le font quotidiennement les résidents de Pékin. On ne pourra régler ce problème qu’en ouvrant la discussion avec les collectivités territoriales, les industriels (du transport, notamment) et les épidémiologistes. Idem pour les perturbateurs endocriniens et bien d’autres risques sanitaires émergents.

L’individu n’est pas tenu en lisière de ces nouvelles controverses de santé publique. Il y est au contraire invité à plusieurs titres : non seulement comme patient potentiel, mais aussi comme citoyen pour donner son avis ou pour alerter, et, le cas échéant, comme agent actif des difficultés qu’il s’agit de résoudre. Le bon comportement n’est plus seulement celui qui protège du mal, mais celui qui évite de mal faire et de faire mal, par exemple en utilisant sa voiture lorsqu’on n’en a pas besoin.

En somme, la santé environnementale redistribue assez largement les rôles et les places du débat démocratique sur la santé en exigeant que les enjeux en soient inscrits dans un cadre délibératif plus large et souvent plus systémique. Qu’on en juge un instant à la lumière des enjeux de la transition alimentaire en cours de discussion dans le cadre des Etats généraux de l’alimentation. La plupart des autorités sanitaires, des épidémiologistes, des nutritionnistes et des spécialistes du climat et de l’environnement sont d’accord pour le dire : il faut faire évoluer nos habitudes de consommation vers un régime alimentaire moins carné. Une telle évolution serait en effet le gage d’une amélioration de la santé collective et de moindres dégâts environnementaux (notamment en matière d’émissions de gaz à effet de serre).

Mais cette ambition prend à revers des décennies de productivisme agricole et de développement de l’élevage intensif. Il est inutile d’imaginer progresser dans cette direction si l’on ne trouve pas un chemin de viabilité pour les éleveurs de notre pays, lesquels sont déjà soumis à très rude épreuve. La préoccupation pour la santé environnementale débouche ici sur une réflexion à long terme sur l’avenir de notre modèle agricole…

D’autres exemples, dans les domaines du logement ou de la mobilité, conduiraient à la même conclusion : la santé environnementale fait peu à peu entrer les politiques de santé publique dans un champ d’inter­actions extrêmement vaste et convoque sur le forum démocratique une très grande diversité d’acteurs.